Jankélévitch :
« Le présent, c'est-à-dire la quotidienneté ambiante, nous
assiège de toutes parts et ne cesse de nous convier à l'oubli des
choses révolues ». La course folle des événements nous
cherche, nous appelle, nous convoque et nous presse. Chaque jour, ils
s'imposent à nous et nous extraient de notre tranquillité, notre
solitude et notre silence. Le tohu-bohu du présent ne nous accorde
pas un instant de répit. Il nous contraint sans relâche à nous
poser incessamment la même question : « Que se passe-t-il ? », dans le même temps qu'il nous condamne à
l'hébétude d'une non-réponse. Comprendre ce qui advient, voici
donc la préoccupation de notre temps. Et c'est pour le goût de ce
périlleux exercice que j'ai accepté la proposition du Prisme
d'y tenir une chronique mensuelle, qui s'intitulera Impératif
présent. Clin
d’œil à l'essai d'Alain Finkielkraut paru en 2002, L'Imparfait
du présent,
mais aussi jeu de mots sur la
conjugaison française dont on tire un sens sous-entendu : quels
sont, en somme, les impératifs
du présent ?
Ils
sont, bien entendu, multiples et nous convient à deux rendez-vous.
Le premier consiste, dans la foudroyante rapidité de l'actualité, à
ne pas rater le coche. Le second nous invite à prendre le recul
nécessaire pour ne pas nous y noyer. Le premier voudrait que nous
suivions, à une cadence sans cesse intensifiée, l'enchaînement des
informations. Le deuxième désire nous préserver de ce tourbillon
pour pourvoir le comprendre.
Me
voici donc plongé jusqu'au cou dans ce qu'on appelle
« l'actualité ». Hillary Clinton n'a pas terrassé son
adversaire vulgaire, qui va faire financer au Mexique un grand mur le
long de la frontière sud, qui considère que John McCain n'est pas
un vrai héros puisqu'il a été capturé et qui veut interdire
l'entrée du territoire américain à la deuxième religion du monde.
L'accession
à la Maison-Blanche de Donald Trump est un accident historique, mais cela ne
fait pas de son adversaire une personnalité exemplaire. Au fond,
confier les codes nucléaires à un homme persuadé qu'Obama est né au Kenya
est-il vraiment plus dangereux que de nommer Secrétaire d’État
une femme qui a livré des informations secrètes via une messagerie
non sécurisée ? Si elle avait été élue, il aurait été de
bon ton de rappeler que le soulagement presque généralisé
qu'aurait représenté sa victoire ne nous autorise pas à oublier
qu'elle incarne, en effet, une professionnelle de la politique,
déconnectée du peuple là où son concurrent arrivait à faire passer
l'obscénité pour du naturel.
La
corruption du système politique aux États-Unis a joué un rôle
prédominant dans l'apogée de Trump, et l'affairisme omniprésent du
monde politique français est responsable, en partie, du dégoût
ressenti par les Français pour leurs représentants. Le précédent
outre-Atlantique laisse présager une victoire possible de Marine Le
Pen, qui s'est montrée très heureuse de l'élection de son allié
américain. On s'étonne d'ailleurs de voir la candidate la plus
anti-américaniste de notre pays prendre soudain le capitaliste Trump
comme modèle des « vrais gens » et du « vrai
peuple ».
Les
élections américaines sont à peine refermées. Et, déjà se
profilent les présidentielles françaises. Le vote de la primaire à
droite aura lieu très bientôt. Sept candidats, donc, six membres
des Républicains, et Jean-Frédéric Poisson, du parti
chrétien-démocrate se disputent la place pour se porter
candidat à l'élection présidentielle de 2017.
Parmi
eux, deux favoris. L'un, Alain Juppé, repris de justice, a été
condamné à quatorze mois de sursis pour « prise illégale
d'intérêts » et ne pourrait même pas passer un concours dans
la fonction publique s'il le souhaitait. L'autre, Nicolas Sarkozy,
est mis en examen dans deux affaires, l'une dite Bygmalion et
l'autre, celle des « écoutes judiciaires » ; son
nom reste mêlé à quatre autres affaires : Kadhafi, sondages
de l’Élysée, Karachi, Tapie-Crédit lyonnais – (et faisons lui
grâce de l'affaire Bettencourt où il a obtenu un non-lieu). L'un a
payé pour ses fautes, certes. L'autre reste innocent tant qu'il
n'est pas condamné. Mais il n'en demeure pas moins que la droite ne
pourra jamais rétablir sa dignité tant qu'elle sera symbolisée par
l'inénarrable duo Isabelle et Patrick Balkany, poursuivis dans six
affaires judiciaires différentes pour blanchiments de fraudes
fiscales, corruption, déclarations mensongères. Le tandem
Sarkozy-Balkany représente un univers sclérosé et moribond.
La
présidence « normale » à succédé à la
présidence« bling-bling ». L'image présidentielle n'en
est pas pour autant ressortie redressée : connaît-on plus
déplorable que celle du chef de l’État en scooter dans les rues
de Paris en route vers sa maîtresse ? La gauche a eu l'affaire
Cahuzac, mais, bien qu'émaillé de quelques scandales (affaire du
Sofitel, affaire Hollande-Gayet, affaire du Carlton de Lille, affaire
Banon, affaire Jean Germain, affaire Morelle, affaire Thévenoud),
leur bilan ne comptabilisera jamais l'affairisme de la droite.
Rappelons-nous,
en 2007, du Sarkozy qui s'était engagé à ce que « les
nominations soient irréprochables » et ne voulait pas être
« l'homme d'un clan ». et qui aujourd'hui se trouve à la
tête d'un clan qui incarne à lui seul la malhonnêteté par le
nombre invraisemblable de retentissements judiciaires auquel il est
lié de près ou de loin, et dont nous entendons parler aujourd'hui
très régulièrement.
Récemment,
et sans que cela ne fasse l'objet de remarque ou question
particulière lors des débats de la primaire – je peinerais à
trouver une seule démocratie où les choses se dérouleraient ainsi
– , l'ancienne ministre de la Justice, Rachida Dati, a insulté son
collègue de Beauvau Brice Hortefeux de « facho » et de
« voyou » et l'a accusé d'avoir touché de l'argent
liquide pour des entretiens privés avec le président. Sans que
cela, semble-t-il ne pose un quelconque problème à qui que ce soit.
Puis, la même ancienne Garde des Sceaux a demandé le retrait de NKM
de l'élection primaire après les révélations du Monde, où
l'on apprend, tout tranquillement, que le chef des renseignements,
Squarcini, lui a demandé de « tuer Rachida », puis qu'ils ont
commenté avec mépris sa vie privée et celle de sa fille.
Est-il
tout-à-fait normal que Nathalie Kosciusko-Morizet puisse demeurer
candidate à l'élection primaire après avoir été accusée d'avoir
en tant que ministre comploté avec le chef des renseignements pour
« tuer » politiquement sa collègue – sans même
qu'elle soit sommée de s'expliquer ? Peut-on savoir dans
quelles circonstances, et sous l'impulsion de qui, Christine Lagarde,
qui va être bientôt traduite devant la justice dans le cadre de
l'affaire Bernard Tapie-Crédit Lyonnais, est intervenue du temps où
elle était ministre des Finances dans cette affaire que la justice
caractérise sous le nom « d'escroquerie en bande organisée »,
et ce tout en demeurant aujourd'hui directrice du FMI, l'organisation
monétaire la plus puissante de la planète ? Est-il normal
qu'un ancien ambassadeur de France en Tunisie, Boris Boillon,
surnommée affectueusement « Sarko Boy », soit appréhendé
à la Gare du Nord en possession d'une valise de trois cents
cinquante mille euros en liquide ? Est-il absolument crédible
que Jean-François Copé puisse prétendre ravauder l'image
présidentielle alors que circulent des photos de lui en bermuda dans
la piscine de Ziad Takieddine, homme d'affaires tunisien qui a
récemment révélé qu'il avait apporté plusieurs valises d'argent
liquide à Claude Guéant ? Est-il normal que Michèle
Alliot-Marie, esseulée plus que jamais, qui fait cavalier seul en
dehors des primaires, puisse se porter candidate à la présidence de
la république alors que son passage au Quai d'Orsay reste marqué
par son soutien au régime de Ben Ali, soutien dont on se demande
encore s'il n'était pas motivé par des vacances et voyages dont
elle a reconnu avoir bénéficié, aux frais d'un milliardaire
tunisien ?
Le
clan Sarkozy s'est suicidé, il ne se relèvera jamais blanchi des
casseroles qui le suivent. Ils sont poursuivis par leurs vieux
démons. Reste à savoir si Alain Juppé, à son arrivée au pouvoir
s'il est élu, saura faire le tri nécessaire et incarner comme
semble le penser son allié François Bayrou, la « vérité »
et « l'honnêteté » en politique...

Il ne faut jamais dissocier le détail de l'important, le dérisoire du crucial. Le diable, dit par ailleurs un vieil adage, se loge dans les détails. Il est donc primordial de ne pas les sous-estimer. Et il y a un hasard qu'il faut noter, une étrange concordance des dates : quelques semaines tout juste avant l'élection d'un ancien présentateur de télé-réalité à la Maison-Blanche, le lauréat du prix Nobel de littérature était… une rock star, Bob Dylan, l'archétype du chanteur de gauche pacifiste.
A
première vue, bien sûr, on distingue à grand peine le lien entre
Trump et Dylan. Je le trouve dans la justification embarrassée
d'Antoine Compagnon, professeur de littérature au Collège de
France : « Au fond, cela me fait assez plaisir qu'ils
donnent le prix Nobel à Bob Dylan alors qu'on ne fait que parler de
Trump. Dylan est assez bon contrepoids à ce que peut représenter
Donald Trump dans le monde. » En réponse à la trumpisation,
la droitisation des esprits, il fallait donc réagir ! Et
qui paie le prix de cette petite rébellion soudaine ? Les
écrivains de ce monde, souvent pressentis depuis longtemps, qui
plongent peu à peu dans l'oubli, et qui sont chaque année écartés,
comme Milan Kundera, Salman Rushdie ou Don DeLillo. Si, vraiment, il
fallait couronner un américain puisque les Etats-Unis n'avaient pas
étaient récompensés depuis Toni Morrison en 1993, pourquoi donc ne
pas s'être tourné vers Philip Roth, Joyce Carol Oates, ou les
psychoses nihilistes de Bret Easton Ellis ? Ou même pourquoi
pas, Patti Smith, qui laisse de nombreux romans et recueils
poétiques, dont le style, le style littéraire qui
imprègnent ses nombreux livres, est marqué par le mouvement
punk et la génération beat, qui sont, je l'admets volontiers,
partie prenante de l'histoire artistique américaine ? En effet,
je ne peux m'empêcher de voir dans le couronnement d'un auteur qui
n'a jamais rien publié, un énième coup porté à la civilisation
du livre. Des chansons chantées sur un album, il faut le
reconnaître, ce n'est pas la même chose, qu'une œuvre
poétique aboutie, puissante, travaillée – et parue en livres.
D'autant plus que Bob Dylan n'a pas été récompensé pour la trace marquante qu'il laisse dans l'histoire de la littérature, ni pour sa participation aux productions poétiques de l'humanité, ni même pour avoir su mettre son talent au service de son engagement politique contre la guerre au Vietnam ou la ségrégation. Le prix lui a été attribué pour, je cite, « avoir créé de nouvelles expressions poétiques dans la grande tradition de la chanson américaine ». Ainsi les jurés suédois, en nobélisant leurs années de jeunesse délurée, font de la musique populaire un genre littéraire à part entière. Ils institutionnalisent la subversion, ils « académisent » la contestation. En somme, ils érigent au rang de haute culture ce qui jadis se revendiquait de la contre-culture.Voyez donc les mots, à peine croyables, de la poétesse Gabrielle Calvocoressi : « La composition de chansons sera désormais considérée comme un genre littéraire. Un enfant pourra maintenant amener à l’école une chanson de hip-hop, ou d’un autre style musical, et en débattre comme d’une autre forme de littérature. »
C'est cela, en définitive, que je ne pardonne pas aux jurés du Nobel : la dissolution de ce qui est proprement littéraire dans la grande marée de la mode du jour. Et je me désole de voir ainsi une poétesse reconnue applaudir à l'expropriation des chefs-d’œuvre de l'enceinte scolaire au profit du rock, du pop et du folk, voire même du hard-core ou du gangsta rap.
Une ex-vedette de télé-réalité dirige le pays le plus puissant du monde.
Une rock star a reçu le prix Nobel de littérature.
Et bientôt on aura du 50Cent à l'agrégation de lettres modernes.
Notre époque n'est pas celle des années trente. Elle ne ressemble à aucune autre.
Chaque jour, pour peu qu'on ouvre les yeux, elle offre son lot de surprises.
Je ne m'en remets pas. Et je ne m'en lasse pas.
quelle merveille!!tellement juste!!j’adhère!!!!!!bonne continuation!
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