Il n’est pas un jour sans qu’un article de presse titre sur l’« ubérisation » : voilà le constat premier de Clément Bertholet et Laura Létourneau, dans leur récent ouvrage intitulé Ubérisons l’Etat ! Avant que d’autres ne s’en chargent. Jusque là, rien de révolutionnaire. Mais ce que font remarquer les auteurs, c’est que tout le monde met un peu ce qu’il veut derrière ce mot : pour certains, l’ubérisation c’est d’abord la « désintermédiation » - « l’idée que le numérique permet une mise en relation qui court-circuite les intermédiaires » -, pour d’autres, il s’agit plutôt d’une « dématérialisation par le numérique ». Pour d’autres encore, l’ubérisation est un phénomène qui s’inscrit dans l’économie collaborative - celle qui voudrait produire de la valeur en commun. Pour mettre un terme au débat, les auteurs donnent rapidement leur définition de l’ubérisation, définition qui finalement les rassemble toutes : l’ubérisation est la « disruption rapide de modèles économiques existants par des plateformes numériques de confiance sans infrastructures physiques ni opérateurs et centrées sur le client. »
La plus grave erreur de ce livre n’est pas commise par les auteurs : d’abord politique, elle s’est répandue tel un virus médiatique au sein de tous les milieux intellectuels - l’économie étant la première concernée. Cette erreur, purement logique - ou plutôt analogique -, consiste à comparer l’Etat à une entreprise. Dire, comme les auteurs le font à longueur de temps, que l’Etat est dépassé, parce que pas assez compétitif, et le mettre en concurrence avec les firmes multinationales est absurde et relève d’une malhonnêteté intellectuelle des plus perverses. Et comme tous finissent par en être persuadés, ils corroborent l’idée de l’Etat entrepreneur en remplaçant le chef de l’Etat par un chef d’entreprise. Ce livre est la malheureuse conséquence d’un économisme et d’un scientisme ravageurs. Il comporte pourtant de brillants passages, notamment lorsqu’il s’agit de critiquer les dangers de la suprématie financière en indiquant qu’il faut « dépasser cette insouciance juvénile qui nous donne envie de croire que ces mastodontes sont de dévoués serviteurs de la démocratie. »
Pourtant, on finit ce livre profondément frustré. Et ceci pour une raison simple : sous prétexte de trouver un juste milieu, Ubérisons l’Etat ! dit tout et son contraire : les auteurs nous annoncent d’abord que l’Etat est en « faillite » - attribuer le vocabulaire de l'entrepreneuriat à l’Etat est devenu systématique -, et qu’il faut donc le moderniser. Après nous avoir prévenu que son ubérisation connaissait des limites, ils abondent enfin dans le sens d’une quasi-privatisation de celui-ci. On retrouve ici une tendance bien actuelle, dérivée du politiquement correct : la solution qu’on apporte à chaque problème, qu’il soit politique ou philosophique, est toujours une synthèse des solutions proposées par chacun, pour être sûr de n’en écarter aucun. Multiplier les solutions, ce n’est pas résoudre un problème, mais en créer de nouveaux. Après tout, c’est bon pour la démocratie : plus on pose de questions, plus on obtient de réponses, plus on est démocrate. Ubérisons l’Etat ! fait douloureusement les frais d’une idéologie mi-smithienne mi-comtienne qui a transformé notre mode de pensée en modèle de pensée. Sauvons l’Etat avant que d’autres ne l’ubérisent.
Clément Bertholet et Laura Létourneau, Ubérisons l’Etat ! Avant que d’autres ne s’en chargent, 216 p., 22,00€, Armand Colin.
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